A Patrice Michel Derenoncourt, mon frère-ami, kidnappé le 16 octobre 2021 à Port-au-Prince
Le règlement de la crise haïtienne est une question de méthode, selon la « communauté des amis d’Haïti ». « Celle du rythme comme en Lybie. Tel l’aurige grec de l’Antiquité, il faut tenir ferme un attelage fougueux qui a tôt fait de tirer à hue et à dia, en utilisant régulièrement la bonne longueur des rênes, pour le faire avancer à la bonne cadence et franchir les obstacles sans s’enliser et sans s’emballer, à bonne vitesse mais sans précipitation, en mouvement permanent, sans arrêts ni à-coups ». Le Rapport d’information fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées par le groupe de travail sur l’évolution de la situation en Libye est un travail impressionnant et peut servir de guide à toute analyse comparée du chaos généré par les tuteurs des pays du sud particulièrement les pays susmentionné en éternelle crise.
Lisons : « Compte tenu de l’état fragmenté de la société libyenne, de l’absence de structures étatiques solides et non disputées, du rôle des milices armées, et de l’immobilisme des acteurs plus prompts au statu quo dans un contexte de confusion d’intérêts particuliers contradictoires avec l’intérêt général, la voie est extrêmement étroite pour progresser dans la réconciliation politique… Le groupe de travail a essayé de clarifier ces enjeux d’une rare complexité, autant que son appréhension et que sa compréhension d’une société très éloignée dans sa culture et dans ses traditions de nos sociétés occidentalisées marquées par une construction ancienne de l’État, de la démocratie et de l’État de droit, l’autorisent… ».
Je pastiche : « Sur le volet migratoire, qui est au cœur de l’actualité récente (17.000 exilés d’eux-mêmes à la frontière mexico-états-unisienne), il faut rappeler qu’une partie importante de la solution réside dans la capacité de l’État haïtien à participer à la régulation des flux, mais également que cette question récurrente à laquelle les Etats-Unis d’Amérique du Nord sont et seront confrontés inévitablement au cours des prochaines décennies ne pourra être résolue sans une approche globale dont il faut évoquer les principaux aspects ».
Le champ du regard.
Parce qu’elle est dépourvue d’une tradition étatique stable, Haïti comme la Libye est un pays fragmenté par de nombreux clivages coloristes, tribaux sous-jacents voire idéologiques, religieux et économiques. Déstabilisée dans son organisation institutionnelle et politique depuis 1806 inscrite dans le complot contre le Père de la Patrie, Jean Jacques Dessalines, le pays est devenu le champ de confrontations, en partie militaires, entre les multiples factions qui s’appuient sur des groupes armés, pour l’accès au pouvoir et aux ressources dont ce territoire est pourvu.
215 ans plus tard entre dictature, occupations militaires, bamboches démocratiques, coups d’Etat, assassinats politiques, exploitations économiques et pillage du « trésor public », la vacuité du pouvoir laisse le territoire perméable à l’implantation de groupes terroristes communément appelés gangs armés lesquels supportés par des criminels en col blanc contrôlent le pays sous supervision impassible de leurs tuteurs. Cette situation est considérée comme une menace pour la République Dominicaine et au-delà. A noter aussi que ce pays, depuis 1986, souffre d’une transition qui s’éternise et l’appauvrit sous le regard amusé des anciens maitres nullement intéressés à aider à dénouer les points de blocage entre les principaux acteurs socio-économico-politiques et accélérer le processus de changement réel.
L’assassinat du Président Jovenel Moïse montre la complexité des enjeux haïtiens qui rendent les processus de médiation délicats à mener entre les principaux acteurs politiques et le choix de toutes les parties pour une transition qu’elles contrôlent faisant courir le risque à une société s’enfermant dans des mécanismes malsains de régulation politiques et économiques. A remarquer que, sans une démarche des citoyens conscients, concernés, engagés et porteurs d’une vision du monde pouvant devenir la « locomotive de l’histoire de ce pays», les réponses ponctuelles ou sectorielles resteront d’une grande précarité et d’une grande fragilité.
Comprendre
La situation actuelle d’Haïti interpelle et pousse à chercher une ou des réponses « à ce pourquoi tout va aussi mal ? » Devrions-nous chercher dans la politique, la géographie, l’histoire, la sociologie, la culture, l’architecture sociale ou les re-coins non encore explorés du pays? De telles phases voire constantes dans la vie du peuple haïtien méritent de procéder à une démarche approfondie mais notre réflexion ne s’arrêtera qu’aux points incontournables – donc, à l’essence.
Comme susmentionné, les luttes post-dictature n’ont guère modifié le schéma d’organisation que l’on retrouve dès 1806 à part quelques des modèles imposés mais rapidement rectifiés par des puissances étrangères au nom des populations locales et au nom de la civilisation. 23 Constitutions imposées par les tenants du statu quo aux envolées de recherche du bonheur du peuple n’ont pas touché à un système d’organisation fondé sur les arrangements entre les maitres d’Haïti, la rente, la dilapidation et la corruption et totalement oublieuse de l’avenir du pays et des nouveaux paradigmes du développement dit durable. A remarquer, en effet, qu’Haïti est devenue une structure qui croule sous le poids de sa population continuant de s’appuyer sur l’alliance d’apatrides, d’antinationaux et de politiciens sans scrupules pour assurer une forme de contrôle social. Ils s’appuient également sur la « pseudo manne dite dette externe » qui leur donne les moyens de vivre grassement au dépend de l’Etat et tenir les masses en respect. Au-delà de la répression souvent impitoyable, le système est allergique à toute forme d’opposition construite laquelle est sanctionnée soit par les forces de répression en laissant le champ libre sur le plan religieux à des cultes douteux invitant les pauvres à cotiser tous leurs avoirs pour une place au ciel. Au final, le rêve de changement vendu aux masses, la constitution de 1987 (encore en vigueur), s’envola. Le « deal » était de se mettre en blanc et de voter « referandairement » comme au bon vieux temps de Papa Doc (l’arroseur arrosé) pour :
« -constituer une nation haïtienne socialement juste, économiquement libre et politiquement indépendante.
-rétablir un État stable et fort, capable de protéger les valeurs, les traditions, la souveraineté, l’indépendance et la vision nationale.
-implanter la démocratie qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique et affirmer les droits inviolables du Peuple haïtien.
-fortifier l’unité nationale, en éliminant toutes discriminations entre les populations des villes et des campagnes, par l’acceptation de la communauté de langues et de culture et par la reconnaissance du droit au progrès, à l’information, à l’éducation, à la santé, au travail et au loisir pour tous les citoyens.
-assurer la séparation, et la répartition harmonieuse des Pouvoirs de l’Etat au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la Nation.
-instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective. »
Et revient l’adage : « constitution se papye bayonèt se fè ». De mensonges en exactions, Haïti est devenue un État voyou (rogue state), Le bilan d’ensemble montre que ni la guerre pour la fondation, ni les occupations militaires ni non plus cette démocratie imposée n’ont permis l’émergence de structures étatiques solides, même dans la sphère régalienne (armée, police) à l’exception notable du système de fructification de la rente, de la corruption et de la dilapidation de ce qu’il reste du trésor public. La société civile tant appelée à se construire regagna les rangs en se construisant à partir du clientélisme de notables et de fausses élites, concomitamment du conservatisme et du « real politique » gauchisé et à coup de propositions biaisées, de « contrat social » et de mise en place d’ONGs pro-démocratie pour se donner bonne conscience. Sous la houlette de ces tenants du statu quo guidés de mains de maitres par les anciennes puissances coloniales, la société haïtienne demeure fondée sur une tradition d’exclusion qui en s’affermissant demeure un marqueur fort.
2010-2021. Des effondrements majeurs et plusieurs pansements.
Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a offert un vissage d’Haïti particulièrement de sa capitale (Port-au-Prince) que personne ne voulait voir mais comme souvent, les maitres locaux d’Haïti en grande complicité avec leurs tuteurs internationaux ont dépecé les généreux dons alloués pour la reconstruction. L’inévitable ambiguïté des résolutions des bailleurs de fonds (CIRH, FRH etc…) a permis des interprétations différentes pour voler l’argent, la constitution fut mise en veilleuse et exit le pouvoir citoyen via les collectivités locales. Ensuite, nombre de concernés ont considéré que le pays a raté sa chance de se développer comme si les objectifs de l’ »opération sauver Haïti », ne souffrait pas d’un réel déficit de pilotage politique et d’orientation stratégique. Selon certains observateurs, les effets potentiellement déstructurant des interventions de la « communauté des amis d’Haïti » ont été sous-estimés. Sur le plan publicitaire, l’opération a été un succès, mais elle a installé durablement un vide socio-économico-politique nuisible au relèvement du pays par l’émergence de fils et filles des pauvres qui ont compris que, pour sortir de la pauvreté extrême, il fallait afficher un banditisme non encore connu dans notre pays.
La communauté internationale, quoiqu’ayant mesuré la grande fragilité de la situation dans laquelle demeurait le pays, força à des élections en 2010, 2015/2016 et 2021 stoppées par l’assassinat du président la même année. Les multiples clivages et fractures de la société haïtienne accentués par la dilapidation des fonds petrocaribe, le trafic humain, la constitution « officielle » de l’armée des ghettos alimentée en armes de guerre par des bandits en col blanc identifiés mais au-dessus de la loi, les kidnappings contre rançon n’ont pas tardé à reparaître et ont pris rapidement un tour gangstériste, ce à quoi la communauté internationale n’a jamais voulu réagir. La guerre larvée des clans servis par de féroces gangs armés pour s’approprier soit le pouvoir politique ou le pouvoir économique, l’extrême pauvreté, la décapitalisation de la classe moyenne et l’absence d’une vision pour l’autre Haïti ont généré une situation de vacuité qui fera muter Haïti d’un État failli à un État voyou.
Quelle lecture a posteriori ?
Il est toujours facile de commenter le passé dans la certitude du présent, mais l’approche rétrospective ne vaut que pour les décisions à venir. Dans le contexte de l’insécurité particulièrement celui du « kidnapping » devenu insupportable aux opinions publiques (nationales et internationales) et perçu comme l’autre facette de l’oppression contre les masses. Au-delà de la peur qu’elle génère et du rejet, il n’est pas « senti » l’embryon d’une lutte pour le changement réel en construction laquelle aurait pu être appréciée comme la marche vers une rupture stratégique susceptible de « rebattre les cartes ». Le tremblement de terre du 14 aout 2021 qui ravagea le Grand Sud d’Haïti n’a pas forcé à des réflexions voire des décisions susceptibles de sortir le pays des éternelles situations d’urgence humanitaire mal gérées.
Il est clair que dans le contexte de « surprise stratégique » non anticipé des «grèves du transport et des crises d’essence », des «occupations anarchiques et violentes des rues », coincés entre les syndromes des enlisements dans les pays en mouvement pour la vie, la dignité et les droits citoyens les tuteurs d’Haïti, rechignent à user de leurs outils militaires comme avant privilégiant l’option de laisser le pays « cuire dans son jus » ouvrant ainsi la porte à plus d’implantations terroristes et à un regain des flux migratoires vers les pays côtiers voisins du pays. Pour preuve, le BINUH a été reconduit avec le même mandat, les offres de soutien sont formulées de façon à être considérées comme des ingérences dans une société divisée à l’extrême (autant de clans autant de contrats) pour faire flamber le nationalisme.
Un Premier Ministre illégitime « gère l’ingérable » affichant sa pleine incapacité de faire face aux gangs se posant comme des acteurs d’influence et de domination. Son gouvernement peine à réorganiser les pouvoirs publics et ne trouve pas la formule pour aider à la libre circulation des vies et des biens. La scène politique haïtienne continue de se fragmenter, cependant, la nouvelle crise a eu pour effet de libérer toutes les oppositions et voix latentes à un système qui résiste à sa mort, installé depuis 215 ans, sans que celles-ci aient pu, d’une quelconque façon, préparer l’alternance. Ainsi, le pays est-il entraîné dans un cercle vicieux où la sécurité est désormais hybride, composée de forces officielles particulièrement faibles et de bandes armées « indépendantes » particulièrement puissantes. Enfin, ce panorama ne serait pas complet sans présenter les divisions relatives à la tradition républicaine haïtienne d’avoir un président avec ou sans une Constitution. Ces divisions vont perdurer jusqu’aux « élections libres, crédibles honnêtes et démocratiques » en fin 2022 sous la houlette de représentants spéciaux des Nations unies dirigés par les USA dont l’étape principale sera la conclusion de l’Accord inter-haïtien dit « accord de la dernière chance » paraphé en fin 2021 (notre cadeau de noël), dont la mise en œuvre sera aussi compliquée que la gestation. Le Conseil de sécurité de l’ONU l’entérinera et versera de l’argent à ses ONGs pour garantir la neutralité des joutes. A noter que l’organisation des élections suppose, au préalable, l’enregistrement des électeurs, cette mission sera confiée à une Haute Commission Electorale (HCE) qui inscrira les électeurs (nombreux ou pas). L’enregistrement des électeurs soulèvera plusieurs interrogations quant aux consignes données par les acteurs et organisateurs. À l’enregistrement des électeurs, devrait succéder l’adoption d’un projet de loi électorale. Un niveau de sécurité suffisant ainsi qu’un accord entre les acteurs politiques visant à accepter les résultats sortis des urnes constitueront des conditions essentielles pour éviter que les « mêmes » problèmes ne se reproduisent. Pour une nécessaire remise en ordre institutionnelle, le président élu sera contesté mais « règnera » malgré la difficile gouvernance socio-économique qui n’exemptera pas le pays de tensions et de pressions de la part des différentes factions. Ces divisions, plus ou moins effectives, poseront un vrai problème de conception et de mise en œuvre des réformes, de pilotage des politiques économiques et d’efficacité dans la fourniture des services publics et surtout l’envoie de la décentralisation aux calendes grecques. La situation chaotique continuera de favoriser le développement de tous les trafics lesquels alimenteront toutes sortes d’organisations des particuliers aux clans, des groupes criminels aux gangs armés. Il sera un enjeu important pour ces groupes qui n’hésiteront pas à recourir aux massacres pour régler leurs conflits et protéger leurs territoires et réseaux et peut atteindre une dimension industrielle. Chaque faction cherchera à s’attribuer des ressources par le développement d’une économie parallèle de trafics ou la captation de la rente (contreparties de prise en charge des fonctions régaliennes par les gangs armées ou d’une forme de racket, détournement de fonds, évaporations de ressources…).
Dans une situation de chaos, non gouvernée ou mal gouvernée, l’économie haïtienne deviendra un champ ouvert aux prédateurs. S’installant dans la durée, la crise conduira à la sédimentation d’un « régime économique pervers qui fournit aux personnes qui sont au cœur de l’impasse politique toutes les occasions de piller les coffres de l’État et pour s’opposer à toute action susceptible de porter atteinte à leur économie prédatrice ».
La crise haïtienne s’enlisera dans un statu quo. Les défaillances des accords politiques, le « jeu coquin » de certains acteurs politiques et institutionnels, la gloutonnerie des maitres du pouvoir, le contexte sécuritaire et la conjoncture économique sont autant de facteurs qui empêcheront Haïti de sortir de la crise.
Et si c’était une version de l’histoire ?
Port-au-Prince, le 26 octobre 2021
Muscadin Jean-Yves Jason
Fondasyonalo2054@gmail.com