A Jean Jacques Dessalines,
le plus grand révolutionnaire de tous les temps !
« Je suis tellement déprimé ! Je ne vois pas le bout du tunnel. Je n’arrive même plus à me projeter dans l’avenir, parce qu’en quelques mois, le pays s’est complètement effondré. » Tel est le cri de désespoir lancé par l’un des enseignants de mon établissement scolaire partageant sa clôture avec Village de Dieu. Sa déprime est mienne aussi mais je n’ose pas l’exprimer pour ne pas totalement désactiver le moral au plus bas des autres enseignants, des employés, des parents et des écoliers venant de cet espace précaire de la 3e circonscription de Port-au-Prince dit zone rouge. Au-delà des crises politique, financière, sécuritaire et sanitaire d’autres « ravages émotionnels », la peur du kidnapping et la mort subite par une balle lors d’un règlement de compte ou d’une intervention policière mal orchestrée. Nous sommes las, en Haïti, de vivre l’indicible et nous nous en-terrons in-volontairement.
« La tristesse a plus que quadruplé en Haïti. Chaque famille a son lot de morts ou de kidnappés (un père, une mère, un fils, une fille, un.e cousin.e, un.e ami.e, un.e proche etc… Je n’arrive plus à compter les assassinats dans mon univers (Jacques Roche, Me Dorval, Kaïto, Schoubbert, Netty, Diego, Farah-Martine Lhérisson, Anderson Belony, Guerby Geffrard, Maxime O. Antoine etc…). Je me mets à écouter d’une oreille moins distraite les mots et maux de mes parents et de mes ami.es : « Pourquoi tu restes dans ce pays ? N’as-tu pas peur ? Ah ! Tu es descendu au Bicentenaire … Voudrais-tu nous faire souffrir en t’exposant dans cette jungle ? Ne sors pas c’est trop risqué ! Des paroles de personnes stressées, inquiètes, submergées de douleur et en colère contre nos Décideurs totalement dépassés par ce chaos.
Plus rien ne va. Mercredi dernier, deux de mes frères revenant de Grand Goâve (versant sud de la capitale d’Haïti) ont été kidnappé par des dizaines hommes armés de fusils d’assaut en franchissant la VAR (Martissant) sur la pointe des pieds. Ils s’en sortirent grâce à la cupidité de leurs ravisseurs estimant que leur vielle Toyota « dekonstwonbre » et leurs vies ne valaient pas la peine qu’ils gaspillent leurs balles et leur temps. En fait, un « zo rekin » flambant neuf arrivant dans le même sens qu’eux ( sud-nord) mobilisa l’attention et leur offrit l’occasion de s’enfuir. Était-ce un grand caïd livreur ou un.e incrédule comme eux ? N’empêche qu’ils leur ont volé argent, téléphones et autres matériels dans la voiture etc…Quand, ils m’appelèrent traumatisés pour m’informer de leur soulagement et de leur foi renforcé dans les Ancêtres n’ayant pas voulu qu’ils « meurent ainsi » ou soient enlevés pour nous additionner à la liste des familles décapitalisées voire détruites, le peu qu’il me restait de mes émotions positives partirent et je perdis totalement l’envie de rire ou de rencontrer ceux et celles qui faisaient encore ma vie. Mes frères qui étaient revenus au pays après plus de vingt ans à l’extérieur ont perdu tout espoir d’apporter leurs pierres à la reconstruction de leur pays parce qu’ils ne sont pas protégés par ces parapluies qui ne protègent que certaines têtes.
Me reviennent en mémoire, les réfugiés du Texas déportés brutalement en Haïti, les désespérés de Darien, les « boat people » de la mer des Caraïbes que les haïtiens symbolisent, les massacrés de la frontière haitiano-dominicaine, les professions de foi de la communauté des « amis d’Haïti (CORE Group, BINUH, Le Président dominicain Abinader etc…)», les discours de ces politiciens incapables de nous rassurer, alors qu’on est assassiné ou kidnappé, qu’on n’a plus de repères. Je me souviens de ma dernière discussion avec Patrice Derenoncourt anticipant le plaisir de me re-voir pour re-faire Haïti. En effet, j’ai une pensée spéciale pour mon ami-frère, Pat, entretemps kidnappé près du grand cimetière de Port-au-Prince. Comme un symbole !
Ce vieux rebelle de toujours a résisté mais il fut, malgré tout, emmené sous le coups et la menace de fusils d’assaut sous le regard désabusé et indifférent des habitants du quartier Lélio. Des anesthésiés émotionnels.
Les policiers alertés par les tirs en prirent pour leurs grades (1 mort et plusieurs blessés dans les rangs de la Police Nationale d’Haïti). Les bandits ont arrosé la patrouille. Comme pour se moquer de nous, puisqu’ils étaient partis sans l’une de leurs voitures, les assassins sont revenus sur le lieu du crime la récupérer. Stacey Lee dans La vie vue d’en bas nous offrait ce dialogue séant bien avec notre état :
« – Dis-moi, Jo, qu’est-ce qui nous différencie des animaux ?
- Notre capacité à ouvrir un bocal de cornichons ? »
Incontournable. Haïti est passé au cours des cinq dernières décennies du 20e siècle à aujourd’hui, à la situation de l’État dictatorial, de l’État en crise et de l’État effondré. Qui dit mieux ?
La lancinante question. Doit-on être fatigué d’être haïtien ou d’habiter à Port-au-Prince ?
Leslie F. St Roc Manigat disait en 1996 que « Nous sommes au milieu d’une détresse inédite dans l’histoire ». Je lui ferai remarquer que nous sommes totalement abattus. Cette déprime est palpable dans les conversations étalées sur les réseaux sociaux, dans les familles, dans les rues, les émissions d’appel public en cette période de guerre contre la vie et les pensées proactives et mais aussi de pauvreté extrême. Blasés, nous ne dénonçons plus la corruption politique, la cherté de vie, les vies fauchées par Izo, Manno, TiLapli, Chrisla, Barbecue, Iska, Mikanò, Maxime, Ezequiel, 400 Mawozo elatriye. Des chefs de gangs ayant « Licence to kill and rapt ». N’allant pas bien du tout, nous murmurons : « Pas la peine d’afficher notre ras-le-bol, notre colère, nos angoisses ». On ne nous remarque même pas ou on nous force à nous taire ou encore on nous pousse à bout. C’est la plus vieille ruse qui soit : créer un besoin et vendre la solution. PROBLEME-REACTION-SOLUTION.
Après les multiples contestations populaires, les citoyens opprimés sont-ils devenus muets ?
Non ! ils sont fatigués ! Fatigués de souffrir sans fin. De vivre dans la peur. Fatigués qu’on leur mente sans vergogne. Fatigués d’être humiliés. Fatigués d’être… ces « noirs libres » exaspérants l’occident mais aussi inconscients de leur force et de leur patrimoine et surtout confondant révolte et révolution. Oui, cernés et circonscrits, coincés et confinés par cette forme de COVID-19 plus sophistiquée, ils sont gagnés par une anxiété collective digne des films sur des virus mortels créés en laboratoires P4 disséminés dans le monde et leurs antidotes vendus au marché noir ou offerts à grand renfort de publicité aux pauvres. Qui apportera aux haïtiens une assistance aux personnes en détresse morale ? Réponse : « …Le vaccin est gratuit ! » Ah ! Quand l’amour capitaliste triomphe !
Observant ce « pessimisme généralisé mû par la peur du lendemain, celle de voir les choses empirer et le pays sombrer encore plus, celle aussi de voir ses proches emportés par le kidnapping et la mort par tortures ou balles », je me dis qu’il nous faut agir et sortir de notre mal-être ! Pour se jeter dans la lutte et arrêter cette descente aux enfers, il faut construire un avant-garde révolutionnaire sensibilisant, se démarquant des caractères émotionnels (désespoir et vengeance) d’une lutte pour le changement et orientant vers une nouvelle vision du pays en privilégiant le combat idéologique, contre la spontanéité et les tendances révisionnistes qui ne pensent qu’à réformer cet Etat « mort ». Se projeter dans l’avenir (2054 par exemple) par cet instrument de prise de conscience (l’avant-garde), d’action et d’émancipation. Le changement réel en Haïti sera l’oeuvre des haïtiens conscients et concernés (l’alliance de la minorité consciente et la majorité hésitante) pour une rupture par nos propres pratiques de lutte pour le bonheur sans retourner « aux vomis ».
Il y a toujours eu, un hier, un présent et un après. Il faudra à court terme comprendre pourquoi tout a basculé en 1806, lorsque l’Empereur Jean Jacques Dessalines, le plus grand révolutionnaire de tous les temps fut assassiné par les tenants du Statu quo. Sont alors survenus les fausses guerres pour la partition du territoire indépendant en 1804, les pillages, les affronts et occupations étrangères, les guerres de libération nationale, les dictatures et les prises d’otages mûlatro-noiristes (les trois pouvoirs sont dominés par une « classe économique » avec un désintérêt marqué pour la performance sociale de l’État) et, enfin, certaines éclaircies dans des contextes où « il n’existe plus aucune référence sécurisante ni de propositions pour demain».
Notre présent doit aller au-delà de la déprime collective. Oui, se réveiller des moments traumatiques en s’organisant, se donnant le temps d’entreprendre le travail nécessaire de métabolisation et de symbolisation. Etre capables de confronter les tendances qui se dessinent déjà et d’assumer la tâche de tout remettre et totalement en question les choix de vies. Travailler ardemment sur la nécessité de re-constituer un corps social ne peut qu’être rafraichissant et redonner espoir.
Port-au-Prince, le 17 octobre 2021
Muscadin Jean-Yves Jason
jasonjeanyves@gmail.com
Membre de Fondasyon Alo 2054